Revue Cyclotourisme juin 1992

«JE VIS UNE FOLLE PASSION»
Il a un nom qui évoque les longs et larges champs de la Beauce mais il vit
pleinement en montagne.
Il est connu de presque tout le monde cyclo qui le dénigre parfois, mais
il ne peut vivre sans lui.
Il a la réputation d'être taciturne mais il n'arrête pas de parler,
parler...
Il parcourt des dizaines de milliers de kilomètres par an mais garde ses
yeux ouverts sur le monde.
Patrick Plaine, c'est de lui qu'il s'agit, ne laisse pas indifférent.
«Cyclotourisme» a tenté de cerner la personnalité d'un «cyclo» pas comme
les autres, et par-delà les apparences, de découvrir ce qui pousse un
homme à faire d'une étrange machine le centre de toute une vie.
La pluie tombe, drue, horizontale, poussée par un vent glacial de noroît :
une vraie pluie normande. Une petite lumière perce l'obscurité de cette
fin de journée automnale. Une silhouette basse, diffuse, progresse dans la
côte, sur un vélo chargé de petites sacoches. «M'sieur Plaine ? C'est ici
vous êtes arrivé.»
Sans le savoir Patrick Plaine, avec ses mots à lui, entonne un couplet
d'une chanson de Georges Brassens.
«Au village sans prétention
j'ai mauvaise réputation
qu'je m'démène ou qu'je reste coi
Je pass' pour un je-ne-sais-quoi !»
En effet ses premières phrases sont des phrases de justification, de
défense et de défiance. «Si vous attaquez d'entrée sur le palmarès, je
vais encore me faire des ennemis, car le monde cyclo est un monde de
jaloux.»
Les phrases s'accélèrent, le ton se veut convaincant. Le cyclo de Bessais
de Fromental n'est pas paranoïaque, mais a envie au contraire d'être aimé,
d'être reconnu de tous, mais «ils» le dénigrent, «ils» le critiquent et
cela visiblement le touche profondément. Tout au long de la soirée ces
détracteurs anonymes rejailliront, éternel fil rouge d'une discussion
animée. «Ils ont envie de tout ce que je fais, ils disent toujours : toi
tu n'as pas d'enfant, toi tu ne travailles pas, tu n'as jamais travaillé.
Cela je l'ai entendu des milliers de fois. Quand je pense à tous les
boulots durs et pénibles que j'ai faits, c'est à peine croyable!»
Pas de colère mais l'amertume est grande. «J'en ai assez d'entendre cela :
je vis comme je veux et je n'empêche pas les autres de vivre comme ils
l'entendent. Je comprends aussi leur manière de faire leur cyclotourisme,
alors qu'ils me laissent pratiquer le mien.»
Et toujours repris comme une formule lancinante : «Ce qu'ils me reprochent
c'est le palmarès, toujours le palmarès. Alors ne l'appelons pas palmarès,
ça n'a pas de sens pour un cyclo. Appelons-le collection, car je ne suis
rien d'autre qu'un grand collectionneur.»
Les yeux bleus, clairs comme un ciel d'été, pétillent, les paupières se
froncent et forment des plis espiègles au-dessus des joues creusées et
burinées par le vent et les intempéries, car cet amour unanime qu'il
souhaite, c'est sa revanche à lui, sa revanche sur son enfance. «Je peux
dire que la vie m'a fait perdre ma jeunesse, et aujourd'hui, pour cela, je
me sens un rebelle contre la société. J'aurais pu faire du vélo comme tout
le monde si j'avais été bien orienté dans ma jeunesse, si j'avais fait le
métier désiré, si j'avais trouvé l'âme sœur. Je n'ai pas choisi de ne pas
avoir de femme,je n'ai pas choisi ma maison d'aujourd'hui, je n'ai pas
choisi d'être licencié injustement à quarante ans.»
Lorsque la révolte gronde trop fortement, la sérénité est retrouvée en
quelques mots. «C'est le Bon Dieu qui l'a voulu. C'était sans doute écrit.
Je n'ai pas choisi ma vie d'aujourd'hui : on ne choisit jamais rien.»
Cette vie, peut-être aurait-il pesé plus fortement sur son déroulement,
s'il n'avait été un enfant «fermé à tous et à tout : bloqué. On me
demandait : tu veux apprendre la pâtisserie ? Je ne disais rien, alors
j'étais apprenti pâtissier. Je me suis laissé faire».
Le petit Patrick s'est laissé faire ainsi pour le choix de «ses petits
boulots», il s'est laissé faire entre 6 frères et sœurs et 27
déménagements, mais s'est-il véritablement laissé faire pour ce qui était
déjà sa passion, «sa folle passion» comme il ledit, comme il le crie
aujourd'hui : celle du vélo ? «Je me revois en train de pousser les pommes
de mon grand-père à Doudeville, je les mettais en ligne, et avec des
pichenettes, je leur faisais déjà faire la course. Et puis des petits
coureurs de papier, que je fabriquais, ont remplacé les pommes: ils
s'appelaient Magne, Robic, Coppi. Un jour à Noël, ce fut le rêve : mes
parents m'ont offert des petits coureurs de métal aperçus à la vitrine
d'une mercerie concurrente. Mon père les avait cachés dans des boîtes
gigognes. C'était pas grand chose mais pour moi c'était..., ça m'a
fait..., vous pouvez pas imaginer. Quand j'ai ouvert la dernière boîte, ce
fut l'illumination.»
Et pourtant, là aussi, dans le domaine de sa passion, il dut subir
l'emprise familiale. «Pour la pratique du vélo, les parents étaient
contre. Ils me crevaient même les boyaux. Alors aujourd'hui, avec ma
pratique cyclo, je prends ma revanche sur ce qu'ils m'ont imposé.»
Mais cette lutte, à cinquante ans n'est pas encore achevée. «Ma mère
collectionne les cartes postales. Au cours de mes randonnées je lui en
envoyais d'un peu partout, mais elle s'inquiétait de me voir si loin.
Alors aujourd'hui je ne lui en envoie plus guère.»
Patrick Plaine dit à propos de sa pratique cyclo «je suis au-dessus de la
mêlée pour la souffrance. J'arrive à souffrir plus qu'un autre», comme si
la souffrance physique était accessoire, ou un exutoire, par rapport aux
autres épreuves de la vie.
«JE SUIS UN MARGINAL»
Sa revanche il la tient donc aujourd'hui en gagnant au fil des dizaines de
milliers de kilomètres parcourus son identité, pour laquelle il accepte de
multiples qualificatifs «Que n'ai-je pas entendu ! je ramasse tout, mais
je suis preneur pour Raspoutine, mais attention, Raspoutine sans les
orgies !»
Plus sérieusement le terme de marginal lui convient-il ? «Oui, oui ! je le
reconnais, je le revendique même, dites bien le mot, je suis un marginal.
Tout chez moi est un peu différent des autres.»
Cette différence, dans laquelle il cultive son identité, le «cyclo folo»
accepte de la qualifier «d'extrême». «Je suis un extrême comme d'Aboville,
j'aime aller au bout des choses. C'est mon truc ça. Je vais toujours au
bout de moi-même, comme je vais au bout de mes pneus. Quand j'ai atteint
cette extrémité, je vais vous paraître idiot, mais je suis heureux,
heureux... Je vous jure que je ne recherche pas les records mais
uniquement la victoire sur moi-même.»
La question incontournable, inévitable, arrive au bord des lèvres :
cyclotouriste, Patrick Plaine? «Ils me disent que non parce que je ne
mange pas, je ne bois pas, et je pédale trop. Alors puisqu'ils ne veulent
pas de moi, je revendique la qualité de cycliste. En fait je m'inscris
dans la tradition des touristes-routiers du début du siècle. C'est eux que
je copie.»
Plus dur encore est le terme de «cycloclochard» entendu parfois. La
réponse est immédiate, mille fois ressassée, comme si cette critique était
ancrée profondément dans la tête et dans la chair : «Quand vous ne dormez
pas à l'hôtel ils disent que vous êtes un cyclo-clochard, même parfois un
illuminé. Pour moi l'essentiel est d'être propre à l'intérieur. Et puis
dormir à la belle étoile a un charme fou. Je me suis déjà réveillé dans
les parcs nationaux en Hollande avec des dizaines de têtes de petits
lapins autour de moi. J'ai même parfois du mal à partir. Pourquoi faire le
folo quand tu es si bien dans la nature ? Je me dis ; reste un peu, encore
un peu.»
La critique est oubliée, les mains battent l'air pour remuer le bonheur
retrouvé.
«Je suis différent» pourrait-il écrire sur son front en lettres de feu,
mais cette différence, grâce à laquelle il s'identifie au regard des
autres, il faut la cultiver par une pratique «extraordinaire», et se
lancer dans des trucs de «folos», comme il aime à le répéter. Cette
«folie» l'a amené très loin, parfois même elle lui a fait côtoyer la mort,
comme ce passage du Galibier non déneigé en juin 1970, réalisé dans la
brume, le froid, où il dut jeter son vélo devant lui pour grimper et
descendre, la neige jusqu'à la taille, ou encore ce passage de col avant
l'arrivée à Gibraltar sous une tempête de vent qui soulevait le vélo à
l'horizontale, cette pneumonie attrapée en Italie, cette fin de Diagonale
avec un bras cassé... Parfois le danger est absent mais la différence
subsiste tel ce Paris-Brest-Paris Audax, enchaîné après une nuit de repos
par un Paris-Brest-Paris randonneur en 56 heures, lui-même suivi d'une
Diagonale Dunkerque-Hendaye, poursuivie par une Flèche Hendaye-Paris.
Puis... repos !
La marginalité se retrouve également dans l'alimentation. «Je mange très
peu. Au début comme tout le monde j'ai ramassé des coups de bambou, et
puis l'organisme s'est habitué. Je pouvais faire, il y a encore peu de
temps, 150 à 200 bornes sans rien avaler. J'ai fait un Tour de France en
dépensant 270F ou des 40 heures Vélocio avec un paquet de chocos et 2
bananes. Mon effort est régulier : je ne brûle pas de calories par des
accélérations. Je fais des temps uniquement parce que je ne m'arrête pas :
je dors peu, je ne mange pas.»
Les risques dans toute cette démesure ? «J'ai sûrement la Sainte Vierge
qui veille sur moi. C'est sûr, Dieu m'a envoyé une petite lumière.»
Mais cette démesure, c'est elle qui gêne, qui dérange les autres cyclos et
Patrick Plaine l'a bien compris.
«Un cyclo qui a fait le Tour en 25 jours est légitimement heureux. Quand
il apprend qu'un autre l'a réalisé en 15 jours, cela lui dévalorise son
brevet, alors il exclut cet «autre», en le qualifiant de fou, d'illuminé,
en le mettant hors jeu. C'est tellement facile d'exclure, pour se
revaloriser soi-même.»
«DES CHIFFRES, DES CARNETS : MES TRESORS»
Stefan Zweig écrivait «les gens qui sont possédés par une seule idée m'ont
toujours intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche «par
ailleurs à l'infini». Cet infini, le cyclo-raider le matérialise à sa
manière, en le plaçant sous un signe illimité, celui des chiffres, qu'il a
élevé au niveau d'une véritable pratique mystique et motivante : «Je
fonctionne à comptes ronds». Tout est motivé par ces nombres. Il fait
ainsi un Tour de France tous les 2 ans, les années impaires, depuis 1966.
Il a accompli 40000 km l'année de ses quarante ans et effectué les 40
heures de Rouen. Tous les 10 ans il effectue un Tour de Corse. «Le jour de
mes cinquante ans je veux faire 500 km en 24 Heures, l'année des noces
d'or de mes parents j'avais voulu leur offrir 50 000 km et il ajoute : «il
faudra me faire relire le texte avant sa parution pour les chiffres. Je ne
veux pas qu'il soit écrit 14 Tours s'il n'y en a que 13. Je suis débordé,
débordé de calculs !»
«LES MEDAILLES ÇA NE DIT RIEN»
C'est vrai qu'ils sont rassurants ces chiffres dans leur rondeur, leur
matérialité. Ils mobilisent l'esprit, fixent les objectifs, et ils
prouvent la réalité car «lorsque c'est écrit, c'est vrai». Alors là
Patrick Plaine s'agite, s'émerveille car il nous parle de ses «trésors»
qui authentifient son existence. Ces carnets de route dont il a ramené un
exemplaire soigneusement enveloppé dans un plastique, il les manie comme
des objets religieux. Ils sont tout pour lui. «J'en ai un stock
phénoménal. S'il y avait le feu chez moi ? J'aime mieux ne pas y penser.
Les médailles, ça ne dit rien, mais ces carnets ça raconte tout. J'en
relis quelques mots et tout me revient en mémoire.»
Ils sont établis soigneusement sur des «Super Conquérant» tous de même
format depuis 1970, après un premier brouillon réalisé sur la route. Tout
est chiffré, quantifié, même les sorties de 38 km «II y en a qui
arrondisse à 40 km. Moi non, c'est précis.»
Souvent un petit commentaire est ajouté. Celui de 1989, «j'ai dû ajouter
des pages», commence ainsi: «Avec le soutien de mes anges gardiens, le
drapeau est levé. Pour une nouvelle épopée...». «Je suis un Homme à
souvenirs. Quand je pense que certains participants au Tour de France ne
notent rien. Que restera-t-il de leur aventure ?»
Mais pourquoi alors obligatoirement ces brevets, ces feuilles de route,
ces tampons, pourquoi ne pas rouler à bicyclette tout simplement comme les
membres de Cyclo Camping International ? Il faudra insister plusieurs fois
pour passer de «Cela fait de beaux souvenirs» à «Je collectionne les
tampons: au sommet des cols suisses par exemple, ils sont superbes», pour
finalement entendre cette précision d'importance : «c'est quand même
une... preuve de passage. Ça évite de tricher, et si je n'avais rien comme
au CCI, personne ne me croirait, personne ne me connaîtrait !»
Il revendique le terme de militant des vraies valeurs que sont l'écologie
et la chasse au gaspi. Pourtant il a dû ôter le terme «écologie» de
l'intitulé de son club des cyclos-raiders, «II y en avait que cela
dérangeait», et sa lutte contre le gaspillage semble plus être la
conséquence d'un mode de vie que sa cause. Ces principes il les applique
dans sa vie de tous les jours, même lorsqu'il descend de son vélo «car je
ne pédale pas 365 jours par an comme ils l'insinuent mais 260 en moyenne».
Le sourire est malicieux: «J'ai compté !». Il les cogite dans sa tête
lorsqu'il roule des heures durant, pensant «à ma famille, à mes amis, à
mes souvenirs. Je suis alors sur un petit nuage».
Mais ces principes ne sont rien à côté de ces souvenirs qui s'agitent, de
ces mains qui frappent la table, de ces phrases qui se bousculent, de cet
air rieur et enjoué, de cette gentillesse qui déborde et qui n'exprime
qu'une seule chose : la passion, la passion sans laquelle finalement
Patrick Plaine ne saurait vivre. «J'suis un homme d'amitié et de passion.
J'cause, j'cause. J'n'arrête pas. On me branche et ça explose. C'est la
folle passion.»
II y a la passion des routes de nuit: «même si j'y ai perdu de nombreux
amis», la passion des rencontres : «Ils me disent pourquoi tu fais
toujours pareil ? Mais à vélo, ce n'est jamais pareil. Il y a le vent, les
souvenirs, le temps». Si les «ils» le laissent tranquille, Patrick Plaine
aura eu sa revanche sur la vie : «Je vis depuis dix ans simplement et
modestement sur de petites économies. J'aurai pu reprendre un poste aux
P.T.T., mais je me suis dit : Patrick tu t'es offert la belle vie. T'es
heureux? Ben oui ! Tu vis bien ? Ben oui ! Alors on y va, on continue mais
surtout il ne faut pas crier trop fort ton bonheur. Je me suis dit :
tais-toi Patrick. Tais-toi ! Ils sont jaloux. Il y en a même qui ont une
maladie a la mode. Ils sont, ils sont - aidez-moi - dépressifs, voila, ils
sont dépressifs ! Vous vous rendez compte !»
Au petit matin la pluie s'est arrêtée. La silhouette, plus précise, plus
nette, est redescendue, s'est éloignée vers un prochain carrefour. A
droite, à gauche, peu importe : toutes les routes sont celles de la
passion.
Finalement la silhouette a disparu, laissant une trace qui subsistera
plusieurs jours encore. Elle amène avec elle, la fin du couplet de la
chanson de Georges Brassens.
«Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant mon ch'min de petit bonhomme
Mais les brav' gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux. »
Propos recueillis par Eric Rubert.
Avec l'aimable autorisation de la FFCT
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